LA PIERRE PARLANTE
La ceinture des astéroïdes est vaste et la densité de l’occupation humaine y est faible. Il y avait sept mois que Vernadsky était de service à la Station 5. Il lui en restait encore cinq à tirer et il se demandait de plus en plus fréquemment si son salaire était capable de compenser ce confinement dans un isolement presque total, à cent cinq millions de kilomètres de la Terre. C’était un jeune homme maigre dont l’aspect n’évoquait ni l’ingénieur en spationautique ni l’astéroïdologue qu’il était. Il avait les yeux bleus, les cheveux jaune paille et une expression d’innocence inaltérable qui dissimulait un esprit vif et une curiosité intense que l’esseulement n’avait fait qu’aiguiser.
Cette expression innocente et cette curiosité lui rendirent un fieffé service sur le Robert Q.
Lorsque le Robert Q. se posa sur la plate-forme extérieure de la Station 5, Vernadsky fut presque immédiatement à bord, vibrant de ravissement et habité par une excitation qui, chez un chien, se serait accompagnée de frétillements de l’appendice caudal et d’une joyeuse cacophonie d’aboiements.
Le silence morose et le masque pesamment maussade avec lesquels le commandant du Robert Q. accueillit son sourire ne lui firent ni chaud ni froid. Pour lui, l’astronef représentait de la compagnie, une compagnie dont il éprouvait une lancinante nostalgie et il était le bienvenu. Vernadsky était prêt à fournir autant de millions de gallons de glace, autant de tonnes de concentrés alimentaires surgelés, entassés à l’intérieur de l’astéroïde baptisé Station 5, qu’on lui en demanderait, prêt à offrir n’importe quel outillage, n’importe quelle pièce de rechange requise par n’importe quel type de moteur hyper-atomique.
Son visage juvénile fendu d’un sourire béat, il remplit hâtivement le bordereau de routine qui serait ensuite traduit en code informatique aux fins de classement. Il nota le nom du navire, son numéro de série, son numéro de moteur, le numéro du générateur de champ, etc., le port d’embarquement (« C’était dans les astéroïdes. Il y en a tellement ! Je ne sais pas quel était le dernier. » Vernadsky écrivit simplement : « Ceinture », l’abréviation habituelle désignant la « Ceinture des Astéroïdes »), le port de destination (« Terre »), le motif de la relâche (« Le générateur hyperatomique cafouille »).
— Quel est l’effectif de l’équipage, commandant ? demanda-t-il en feuilletant le manifeste.
— Deux hommes. Et maintenant, si vous jetiez un coup d’œil sur mes générateurs ? J’ai du fret à livrer.
Sa barbe mal rasée bleuissait les joues du commandant qui avait toute l’apparence d’un prospecteur dur à cuire ayant passé toute sa vie à fouiller les astéroïdes. Pourtant, il s’exprimait comme un homme instruit, presque comme un homme cultivé.
— On y va.
Sa trousse de diagnostic à la main, Vernadsky, le commandant du Robert Q. sur les talons, entra dans la salle des machines. Décontracté et efficace, il vérifia les circuits, le degré de vide, la densité du champ de force. Pendant tout ce temps, il ne pouvait s’empêcher de se poser des questions sur le commandant. Bien qu’il eût personnellement en horreur son actuel environnement, il se rendait vaguement compte que l’immensité déserte et libre de l’espace fascinait certaines personnes. Pourtant, il pressentait que ce n’était pas seulement par amour de la solitude que l’officier s’était fait prospecteur d’astéroïdes.
— Vous vous intéressez à un genre de minerai particulier ? lui demanda-t-il.
— Le chrome et le manganèse, répondit l’autre en fronçant le sourcil.
— Vraiment ? Si j’étais vous, je changerais le collecteur Jenner.
— C’est lui qui est la cause de la panne ?
— Non, pas du tout. Mais il est un peu usé. Vous risquez un nouveau pépin avant d’avoir franchi un million et demi de kilomètres. Puisque vous êtes là, autant en profiter pour…
— D’accord, remplacez-le. Mais trouvez l’origine du cafouillage, voulez-vous ?
— Je fais de mon mieux, commandant.
La dernière remarque de l’officier avait été proférée avec tant de rudesse que Vernadsky en fut décontenancé. Après avoir travaillé un moment en silence, il se redressa. « L’exposition aux rayons gamma a brouillé votre semi-réflecteur. Chaque fois que le faisceau positronique circulaire revient à son point de départ, le générateur a un passage à vide d’une seconde. Il faut remplacer la pièce.
— Cela demandera combien de temps ?
— Plusieurs heures. Peut-être une douzaine.
— Hein ? Je suis déjà en retard sur mon tableau de marche.
— Que voulez-vous que j’y fasse ? » La bonne humeur de Vernadsky n’était pas altérée. « Il faut vidanger tout le système à l’hélium pendant trois heures avant qu’on puisse entrer dans le caisson. Ensuite, il faudra que je calibre le nouveau semi-réflecteur et cela ne se fait pas en un clin d’œil. Bien sûr, je pourrais l’installer à peu près en quelques minutes. Mais à peu près seulement. Vous tomberiez en panne avant d’avoir atteint l’orbite de Mars. »
Le commandant le fusilla du regard. « Eh bien, allez-y. Dépêchez-vous. »
Vernadsky embarqua prudemment le réservoir d’hélium à bord du Robert Q. Les générateurs de pseudogravité étant coupés, le réservoir ne pesait virtuellement rien mais sa masse et son inertie demeuraient inchangées. Aussi devait-il le manipuler avec beaucoup de précautions dans les tournants, opération d’autant plus difficile que l’ingénieur ne pesait plus rien, lui non plus.
Son attention était tellement absorbée par le cylindre qu’il guidait que Vernadsky se trompa de coursive et pénétra involontairement dans une salle où il faisait étrangement sombre. Il n’eut que le temps de pousser une exclamation d’étonnement : deux hommes bondirent, repoussèrent brutalement la bouteille et la porte se referma.
Sans souffler mot, Vernadsky brancha le réservoir à la valve d’admission du moteur et s’immobilisa, attentif au chuintement feutré de l’hélium qui se déversait à l’intérieur du caisson pour absorber lentement les gaz radioactifs et les déverser dans le vide vorace de l’espace. Mais finalement la curiosité l’emporta sur la prudence :
— Vous avez une siliconite à bord, commandant. Une grosse.
Le commandant se retourna pesamment et le dévisagea.
— Vraiment ? fit-il d’une voix dépourvue de toute expression.
— Je l’ai vue. Est-ce que je peux l’examiner de plus près ?
— Pour quoi faire ?
— Oh, commandant, il y a plus de six mois que je suis sur ce morceau de rocaille, s’exclama Vernadsky sur un ton suppliant. J’ai dévoré tous les ouvrages traitant des astéroïdes sur lesquels j’ai pu mettre la main, c’est-à-dire que j’ai lu beaucoup de choses sur les siliconites. Et je n’en ai jamais vu une seule, même une petite ! Ayez un peu de cœur !
— Il me semble que vous avez du travail.
— Bah ! Le rinçage à l’hélium dure plusieurs heures. Tant que ce ne sera pas terminé, je ne peux rien entreprendre. Dites, commandant… comment se fait-il que vous transportiez une siliconite ?
— Il y a des gens qui aiment les chiens. Moi, j’aime les siliconites.
— Avez-vous réussi à la faire parler ?
Le teint du commandant vira à l’écarlate. « Pourquoi cette question ?
— Il y en a qui parlent. Il y en a même qui lisent dans les pensées des gens.
— Seriez-vous un spécialiste de ce satané truc ?
— Non, je vous le répète : je sais ça par mes lectures. Allez, commandant… Un bon mouvement ! Laissez-moi y jeter un coup d’œil. »
Vernadsky s’efforçait de ne pas montrer qu’il s’était rendu compte que deux marins l’encadraient, à présent. Chacun des trois hommes était plus grand que lui, chacun était plus lourd, chacun – il en avait la conviction – était armé.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire, commandant ? Je ne vais pas la voler. Je veux juste la voir.
Peut-être fût-ce au fait que la réparation n’était pas terminée qu’il dut d’avoir la vie sauve. Peut-être fût-ce à cause de son air d’innocence béate, presque imbécile, qu’il se tira de ce mauvais pas.
— D’accord… venez, grommela le commandant.
Et Vernadsky le suivit, son esprit agile tournant à plein régime. Son pouls battait nettement plus vite.
Vernadsky contemplait, profondément intimidé et non sans une pointe de répulsion, la chose grisâtre qu’il avait sous les yeux. Il n’avait jamais vu de siliconite, c’était absolument vrai, mais il avait étudié des photos tridimensionnelles et lu des descriptions de ces êtres. Pourtant, ni les mots ni les images ne remplacent la réalité.
La créature avait une surface lisse à la consistance onctueuse. Elle se mouvait avec lenteur, ce qui était normal pour un être qui s’enfonce à l’intérieur d’une pierre et est lui-même plus qu’à demi minéral. On ne distinguait pas le frémissement des muscles sous cette peau. De fines plaques de pierre, minces comme des feuilles, qui glissaient l’une sur l’autre en crissant assuraient le déplacement de la siliconite. Elle avait une forme approximativement ovoïde, renflée sur le dessus, aplatie en dessous, et était munie d’un double jeu d’appendices sous lesquels se trouvaient les « pattes » qui affectaient une disposition radiale. Elle en possédait six se terminant par un bord de silex affûté que renforçaient des dépôts métalliques. Ces espèces de lames étaient capables de fendre le rocher et de le fragmenter à des fins alimentaires.
Un méat, qui n’était visible que si l’on retournait l’animal, s’ouvrait à même le « ventre » de celui-ci. Des bribes de roche pouvaient ainsi pénétrer par cet orifice. À l’intérieur, le calcaire et les silicates hydratés agissaient pour former les silicones dont étaient constitués les tissus. La silice en excès était expulsée par la même voie sous forme d’excrétions blanches semblables à du gravier.
Les extraterrologistes s’étaient longtemps interrogés sur la présence de ces cailloux blancs que l’on trouvait ici et là dans les anfractuosités des astéroïdes avant que les premières siliconites n’eussent été découvertes. Alors, ils s’étaient émerveillés devant l’aptitude de ces créatures à utiliser les silicones – il s’agissait de polymères d’oxygène à chaînes hydrocarbones latérales – pour assumer la plupart des fonctions qui reviennent aux protéines dans la vie terrestre.
Deux autres appendices se hérissaient en haut du dos bombé de la siliconite : deux cônes creux et inversés pointant dans des directions opposées qui se logeaient dans des sillons parallèles ménagés sur la carapace et qui pouvaient se soulever jusqu’à un certain point. Quand l’animal s’enfouissait dans la roche, ces « oreilles » se rétractaient afin d’assurer un meilleur profilage et quand la siliconite était au repos dans le trou qu’elle s’était creusé, elles se redressaient afin que la perception sensorielle soit plus précise. Les extraterrologistes les plus sérieux pensaient que ces « oreilles » étaient plus ou moins liées aux facultés télépathiques rudimentaires dont était dotée Siliconeus asteroidea. Une minorité avait un avis différent.
La siliconite glissait lentement sur une roche huilée. D’autres roches identiques étaient entassées dans un coin de la pièce ; Vernadsky devina qu’il s’agissait des provisions de bouche de l’animal. Ou, tout au moins, d’une réserve de matériel utilisé pour la reconstruction des tissus.
— C’est un monstre ! s’exclama-t-il avec stupéfaction. Elle a plus de trente centimètres de diamètre.
Le commandant émit un grognement qui n’engageait à rien.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Sur une de ces rocailles.
— C’est formidable ! Les plus grosses qu’on a découvertes jusqu’à présent ne mesuraient guère plus de cinq centimètres. Vous pourriez vendre celle-ci à un musée ou à une université. On vous l’achèterait peut-être deux mille dollars !
Le commandant haussa les épaules. « Bon… Vous l’avez vue. Maintenant, allez vous occuper du générateur. »
Il empoigna sans ménagements Vernadsky par le coude pour l’obliger à faire demi-tour mais se figea sur place : une voix venait de s’élever, ânonnante et bredouillante, une voix creuse et grinçante. Elle était produite par le frottement modulé de la roche sur la roche. Ce fut presque avec horreur que Vernadsky contempla la siliconite – car c’était elle, subitement devenue pierre parlante.
— L’homme se demande si cette chose parle, disait la voix.
— Eh bien, par tous les diables de l’espace, elle parle ! fit Vernadsky dans un souffle.
— Ça y est, jeta le commandant avec irritation. Vous l’avez vue. Vous l’avez même entendue. Maintenant, au travail.
— Et elle lit dans les pensées, poursuivit Vernadsky.
— La période de révolution de Mars est de deux heures trente-sept minutes et demie, enchaîna la siliconite. La densité de Jupiter est de un virgule vingt-deux. Uranus a été découvert en mil sept cent quatre-vingt-un. Pluton est la planète la plus éloignée du système solaire. Le soleil est le corps le plus lourd avec une masse égale à deux zéro zéro zéro zéro zéro zéro…
Le commandant entraîna Vernadsky qui, marchant à reculons et trébuchant à chaque pas, écoutait avec fascination cette litanie de zéros débitée d’une voix balbutiante.
— Comment a-t-elle répertorié toutes ces données, commandant ?
— Nous lui avons lu tout haut un vieux manuel d’astronomie. Un livre très ancien.
— Il datait d’avant la navigation spatiale, laissa tomber un matelot avec dégoût. C’étaient des vraies lettres d’imprimerie.
— Toi, boucle-la.
Vernadsky s’assura que l’évacuation de l’hélium chargé de radiations gamma s’effectuait normalement. Finalement, cette étape préliminaire arriva à son terme et il put entrer dans le caisson. Le travail était pénible mais le jeune homme ne s’interrompit qu’une seule fois pour la pause-café.
Un sourire innocent aux lèvres, il se tourna vers le commandant : « Voulez-vous que je vous dise à quoi je pense ? Cette bête a passé toute sa vie dans la roche. Des centaines d’années, peut-être. C’est inouï ! Et un beau jour, vous l’avez trouvée et placée dans un univers non rocheux. Elle a découvert des milliards de choses qu’elle n’avait jamais imaginées. Voilà pourquoi l’astronomie l’intéresse. Pour elle, c’est un monde nouveau de même que les idées inédites qu’elle glane dans les livres et dans l’esprit des hommes. Vous n’êtes pas de mon avis ? »
Vernadsky cherchait désespérément à arracher quelques informations au commandant, à l’obliger à lâcher un détail concret qui pourrait servir de base à ses déductions. C’est pour cela qu’il avait pris le risque d’exprimer tout haut ce qui était sûrement la moitié de la vérité. La moitié la moins importante, naturellement.
Mais le commandant, le dos appuyé contre la paroi, les bras croisés sur la poitrine, se contenta de grommeler : « Quand aurez-vous fini ? »
Ce fut son dernier commentaire et force fut à Vernadsky de s’en contenter. La réparation s’acheva, le commandant régla comptant la facture – qui était raisonnable –, empocha le reçu et le vaisseau décolla en crachant des flammes incandescentes.
Vernadsky suivit des yeux l’astronef qui s’éloignait. Il était dans un état d’excitation quasi intolérable. Il se précipita vers l’émetteur subéthérique tout en murmurant : « Je ne peux pas me tromper ! Je ne peux pas me tromper ! »
L’appel parvint à Milt Hawkins dans l’intimité du logement de fonction qu’il occupait sur la Station de Patrouille de l’astéroïde n°72 où, caressant une barbe de deux jours, il était en compagnie d’une bouteille de bière frappée et d’une visionneuse de films. La mélancolie peinte sur son visage rubicond et joufflu était le fruit de la solitude au même titre que l’enjouement forcé qui se lisait dans les yeux de Vernadsky.
Ces yeux joyeux, le patrouilleur Hawkins était heureux de rencontrer leur regard. Enfin quelqu’un avec qui parler – même si ce quelqu’un n’était que Vernadsky ! Il salua son interlocuteur avec enthousiasme et savoura le son de sa voix sans s’inquiéter beaucoup du contenu des propos de l’ingénieur.
Mais, d’un seul coup, sa délectation prit fin et il ouvrit toutes grandes ses deux oreilles.
— Attends… attends ! Qu’est-ce que tu racontes ?
— Alors quoi, espèce de flicaillon sous-développé, tu ne m’écoutes pas alors que je t’ouvre mon cœur ?
— Eh bien, ouvre-le mais morceau par morceau. Pourquoi tout ce remue-ménage pour une siliconite ?
— Le type en question en a une à bord. Il dit que c’est comme un petit chien et il la nourrit avec de la roche grasse.
— Tu sais, un prospecteur des astéroïdes ferait copain-copain avec un bout de fromage s’il réussissait à lui apprendre à parler.
— Ce n’est pas une vulgaire siliconite, un de ces petits machins de quelques centimètres. Elle mesure près de trente centimètres de diamètre. Tu comprends ou tu ne comprends pas ? Par l’espace ! Un gars qui vit dans la Ceinture devrait connaître quelque chose sur les astéroïdes !
— Bon ! Supposons que tu éclaires ma lanterne !
— C’est pourtant simple ! Cette roche grasse forme ses tissus. Mais où une siliconite de cette taille puise-t-elle son énergie ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Elle se la procure… Est-ce qu’il y a quelqu’un près de toi ? »
— Pas pour le moment. Et je le regrette !
— Dans une minute, tu tiendras un autre langage… Les siliconites trouvent leur énergie dans les rayons gamma qu’elles absorbent directement.
— Qui prétend cela ?
— Un dénommé Wendell Urth. C’est un des gros pontes de l’extraterrologie. Et ce n’est pas tout : il affirme que c’est à cela que servent leurs oreilles.
Vernadsky posa ses index sur ses tempes et les fit pivoter. « La télépathie, tintin ! Elles détectent les radiations gamma sous des concentrations que les instruments humains sont incapables de déceler.
— Vu. Et alors ? demanda Hawkins dont la mine devenait songeuse.
— Alors ? Selon Urth, il n’y a pas suffisamment de radiations gamma sur les astéroïdes pour qu’on y trouve des siliconites d’une taille supérieure à quelques centimètres. Or, en voilà une qui en mesure trente !
— Euh…
— Par conséquent, elle doit provenir d’un astéroïde bourré de radio-activité, pourri d’uranium, imbibé de rayons gamma comme une éponge. Un astéroïde « chaud » situé à l’écart des routes fréquentées puisque personne ne la signalé. Maintenant, imagine qu’un petit malin se soit posé par le plus grand des hasards sur cet astéroïde, qu’il ait remarqué la température de la roche et que cela lui ait donné des idées. Le commandant du Robert Q. n’est pas un fouille-cailloux abruti. C’est un malin.
— Continue.
— Admettons qu’il ait fait sauter un peu de rocaille, histoire de prélever des spécimens aux fins d’analyse, et qu’il soit tombé sur une siliconite géante. Du coup, il a la certitude d’avoir mis la main sur le filon le plus fumant de l’histoire. Et pas la peine d’effectuer d’essais minéralogiques : la siliconite peut le conduire tout droit sur les veines les plus riches.
— Je ne vois pas pourquoi.
— Parce qu’elle a soif d’apprendre. Parce qu’elle veut connaître l’univers. Parce qu’elle a peut-être passé mille ans enterrée dans le rocher et qu’elle vient de découvrir les étoiles. Elle lit dans les pensées et elle est capable d’apprendre à parler. Ils peuvent faire affaire, tous les deux. Réfléchis ! Notre capitaine ne peut que sauter à pieds joints sur une affaire pareille. La recherche de l’uranium est un monopole d’État. Les prospecteurs qui n’ont pas une licence d’agrément ne sont même pas autorisés à posséder un compteur. C’est un coup de chance inouï !
— Tu as peut-être raison.
— Le peut-être est de trop. Si tu l’avais vu pendant que je regardais la siliconite ! Il ne me quittait pas des yeux et il était prêt à me tomber dessus si j’avais eu le malheur de prononcer une parole imprudente. Et il n’a pas perdu de temps pour me virer : en deux minutes, c’était fait. »
Hawkins gratta son menton rugueux, calculant le temps qu’il lui faudrait pour se raser.
— Jusqu’à quand peux-tu le garder en carafe ? demanda-t-il enfin.
— Le garder ? Il est reparti !
— Quoi ? Mais alors, à quoi riment tous ces discours ? Pourquoi l’as-tu laissé se débiner ?
— Ils étaient trois, répondit patiemment Vernadsky. Tous plus costauds que moi, tous armés et tous prêts à tuer, ma main au feu ! Que voulais-tu que je fasse ?
— Mais qu’est-ce que tu veux que nous fassions maintenant ?
— Qu’on leur mette la main au collet. C’est tout ce qu’il y a de simple. J’ai monté le semi-réflecteur à ma façon. Au bout de quinze mille kilomètres, ils tomberont en panne de courant. Et j’ai installé un traceur dans le Jenner.
Hawkins contempla en écarquillant les yeux le visage rieur de Vernadsky.
— Et ne mets personne d’autre dans le coup, enchaîna ce dernier. C’est une affaire à régler entre toi, moi et ton croiseur. Ils n’auront plus d’énergie et nous aurons un ou deux canons. Ils nous diront où est situé l’astéroïde d’uranium. Nous le localiserons et c’est seulement alors que nous entrerons en rapport avec l’état-major de la Patrouille. Nous livrerons à la police trois – je dis bien : trois – contrebandiers en uranium, une siliconite géante comme on n’en a jamais vu sur Terre et une – je répète : une – colossale réserve d’uranium brut d’une richesse sans précédent. Alors, tu seras nommé lieutenant et j’obtiendrai, pour ma part, un emploi permanent sur la Terre. D’accord ?
Hawkins était tout étourdi. « D’accord ! s’exclama-t-il. J’arrive tout de suite. »
Ils étaient presque arrivés au contact du navire quand ils le repérèrent visuellement : la coque réfléchissait faiblement un rayon de soleil.
— Tu ne leur as pas laissé assez d’énergie pour qu’ils puissent allumer leurs feux de position ? fit Hawkins. Tu n’as quand même pas saboté leur générateur de secours, dis donc ?
Vernadsky haussa les épaules. « Ils y vont à l’économie dans l’espoir qu’on les récupérera. Je parie que, pour le moment, ils utilisent tout le courant qui leur reste pour lancer des messages sub-éthériques.
— Pour ma part, je ne reçois rien, dit sèchement Hawkins.
— C’est vrai ?
— Pas un son. »
Le croiseur s’approcha en décrivant des spirales. Sa proie, moteurs coupés, dérivait dans l’espace à un petit quinze mille kilomètre-heure.
— Oh, non ! s’exclama Hawkins quand les vitesses furent synchrones.
— Un météore a touché cet astronef. C’est qu’il y en a en pagaille dans la ceinture des astéroïdes.
— Comment ça, touché ? murmura Vernadsky d’une voix atone, toute sa verve enfuie. Ils ont fait naufrage ?
— Il y a un trou gros comme une maison. Je suis navré, mon vieux, mais ça risque d’être ennuyeux.
Vernadsky ferma les yeux et déglutit péniblement sa salive. Il savait ce que voulait dire Hawkins. Il avait volontairement effectué une réparation défectueuse, ce qui était susceptible d’être considéré comme un agissement criminel. Et s’il y avait mort d’homme consécutivement à un acte criminel, c’était la peine de mort.
— Écoute, Hawkins… Tu sais pourquoi j’ai fait cela, murmura-t-il.
— Je sais ce que tu m’as dit et je le répéterai devant le tribunal si je le dois. Mais s’ils ne faisaient pas de contrebande…
Il ne termina pas sa phrase. C’était inutile.
Ils pénétrèrent, revêtus de leurs vidoscaphes, à l’intérieur de l’épave.
Le Robert Q. offrait un spectacle de désolation, Faute d’énergie, ses occupants avaient été dans l’incapacité de s’entourer d’un champ de force, si faible fût-il, qui les eût protégés de la météorite, leur eût permis de la détecter à temps ou, l’ayant décelée, de faire une manœuvre d’évitement. La coque avait été transpercée comme une vulgaire feuille d’aluminium. Le poste de pilotage était détruit, tout l’air s’était échappé du vaisseau et ses trois occupants étaient morts.
L’un des marins avait été plaqué contre une paroi par la force de l’impact et était réduit à l’état de viande congelée. Le commandant et le deuxième homme d’équipage étaient figés sur place, la peau ponctuée de taches rouges partout où l’oxygène en ébullition avait rompu les vaisseaux sanguins.
C’était la première fois que Vernadsky voyait de près la mort spatiale et il fut pris d’un accès de nausées ; il réussit cependant à ne pas vomir dans sa combinaison.
— Il faut jeter un coup d’œil sur leur cargaison, balbutia-t-il. La pierre est peut-être encore vivante.
Il faut qu’elle le soit, ajouta-t-il dans son for intérieur. Il le faut !
La porte de la soute avait été faussée au moment de la collision et il y avait un interstice d’un centimètre entre le panneau et le chambranle. Hawkins souleva le compteur qu’il tenait dans sa main gantée et appliqua la fenêtre de mica sur la fente.
Le compteur se mit à jacasser comme un million de pies en délire.
— Je te l’avais bien dit, murmura Vernadsky avec un soulagement infini.
Le sabotage auquel il s’était livré n’était plus, maintenant, qu’un acte ingénieux et digne d’éloges accompli par un citoyen loyal et conscient de ses devoirs. Quant à la collision avec le météore qui avait entraîné la mort de trois hommes, c’était désormais un incident regrettable et rien de plus.
Il fallut deux coups de fulgurateur pour faire céder la porte gauchie. Des tonnes de rocher se révélèrent à la lueur des torches électriques. Hawkins glissa maladroitement deux blocs de taille modeste dans l’une des poches de sa combinaison. « À titre de pièces à conviction, laissa-t-il tomber. Et aux fins d’analyse.
— Ne garde pas ça à proximité de ta peau trop longtemps, l’avertit Vernadsky.
— Le vidoscaphe me protégera jusqu’à ce que nous ayons réintégré le croiseur. Et ce n’est pas de l’uranium pur, tu sais.
— Il ne s’en faut pas de beaucoup, je le parierais. Vernadsky avait retrouvé tout son aplomb.
— Bon…, fit Hawkins. Les choses sont claires. Nous avons découvert un réseau de contrebande – un de ses maillons, en tout cas. Et maintenant, que fait-on ?
— L’astéroïde à uranium… Oh !
— Très juste. Où est-il ? Les seules personnes qui étaient capables de répondre à cette question sont mortes !
— Par tous les diables de l’espace !
À nouveau, l’esprit de Vernadsky était en pleine déroute. Sans l’astéroïde, il n’avait que trois cadavres et quelques tonnes de minerai d’uranium. Un butin, certes, mais peu spectaculaire. Cela vaudrait une citation, bien sûr, mais ce n’était pas une citation qui intéressait Vernadsky. Il voulait être affecté à un poste permanent sur Terre. Pour obtenir cette promotion, il fallait autre chose.
— La siliconite ! hurla-t-il. Elle peut vivre dans le vide. Elle y a toujours vécu et elle sait où se trouve l’astéroïde !
Hawkins poussa un rugissement d’enthousiasme. « Tu as raison. Où est-il, ce machin ?
— À l’arrière. Par ici… »
La siliconite scintillait sous le pinceau des lampes. Elle bougeait. Elle était vivante. Le cœur de Vernadsky se mit à battre follement dans sa poitrine.
— Hawkins, il faut la transporter ailleurs.
— Pourquoi ?
— Mais parce que le son ne se transmet pas dans le vide, pour l’amour de l’espace ! Il faut la transporter dans le croiseur.
— D’accord, d’accord.
— On ne peut pas la fourrer dans un vidoscaphe avec un émetteur, tu sais.
— D’accord, je te répète.
Ils soulevèrent précautionneusement la siliconite avec des gestes maladroits. C’était presque avec amour que leurs gantelets de métal caressaient la surface huileuse de la pierre parlante.
La siliconite était au milieu du poste de contrôle. Les deux hommes s’étaient débarrassés de leurs casques. Hawkins se dépouillait de son vidoscaphe. Vernadsky était trop impatient pour attendre.
— Est-ce que tu peux lire dans nos pensées ? demanda-t-il.
Il retint son souffle jusqu’à ce que le crissement des feuillets rocheux frottant les uns contre les autres se modulât enfin et se changeât en mots. En cet instant, jamais Vernadsky n’eût imaginé son plus merveilleux.
— Oui, répondit la siliconite. Et elle ajouta : « Le vide partout. Rien.
— Comment ? » fit Hawkins.
Vernadsky mit un doigt sur ses lèvres et murmura : « Je suppose que le voyage à travers l’espace l’a impressionnée. » Il se tourna vers la siliconite et se mit à crier comme pour rendre ses pensées plus claires : « Les hommes qui étaient avec toi recueillaient de l’uranium, un minerai spécial. Des radiations. De l’énergie.
— Ils voulaient de la nourriture », grinça faiblement la siliconite.
Naturellement ! Pour elle, c’était de la nourriture. Une source d’énergie.
— Tu leur as montré où ils pourraient s’approvisionner ?
— Oui.
— On l’entend à peine, dit Hawkins. Vernadsky plissa le front. « Oui, il y a quelque chose d’anormal. » Et il se remit à crier : « Est-ce que tu vas bien ?
— Pas très. L’air parti d’un seul coup. Quelque chose de défectueux à l’intérieur.
— La décompression brutale a dû l’endommager, souffla Vernadsky. Bon Dieu ! Écoute… Tu sais ce que je veux. Où est ton habitat ? L’endroit où il y a la nourriture. » Les deux hommes attendirent la réponse en silence.
Les oreilles de la siliconite se soulevèrent lentement, très lentement ; elles frémirent et retombèrent.
— Là-bas, dit-elle.
— Où ? vociféra Vernadsky.
— Là-bas.
— Elle indique une direction, chuchota Hawkins.
— Oui… mais va-t’en savoir laquelle.
— Qu’espérais-tu ? Qu’elle te donnerait les coordonnées ?
— Pourquoi pas ?
La siliconite gisait inerte sur le plancher. À présent, elle ne bougeait plus et sa surface externe présentait une matité de mauvais augure.
Vernadsky reprit la parole : « Le capitaine savait où se trouve l’endroit où tu as ta réserve de nourriture. Il avait les chiffres permettant de le localiser, n’est-ce pas ? » Il faisait des vœux pour que la siliconite comprenne, pour qu’elle lise dans ses pensées et ne se contente pas d’entendre les mots qu’il prononçait.
— Oui, fit-elle dans un grincement de roc.
— Trois groupes de chiffres ?
Il devait y en avoir trois. Trois coordonnées spatiales affectées d’une date donnant trois positions de l’orbite de l’astéroïde autour du Soleil. À partir de ces renseignements, on pouvait calculer avec exactitude cette orbite et déterminer à tout moment la situation précise de l’objet céleste. Il était même possible de faire entrer en ligne de compte d’une manière approchée les perturbations planétaires.
— Oui, dit la siliconite d’une voix encore plus faible.
— Lesquels ? Quels étaient ces nombres ? Prends un papier, Hawkins et note-les.
Mais la siliconite répliqua : « Je ne sais pas. Les chiffres pas d’importance. L’endroit où il y a à manger est là-bas.
— C’est lumineux, commenta Hawkins. Elle n’avait pas besoin de coordonnées. Aussi n’y a-t-elle pas prêté attention.
— Bientôt, reprit la siliconite, ce sera… » Il y eut une pause prolongée, puis elle acheva avec lenteur comme si elle essayait un mot nouveau avec lequel elle n’était pas familiarisée : « … la non-vie. Bientôt… » – une pause encore plus longue – « … la mort. Quoi après la mort ?
— Fais un effort, l’implora Vernadsky. Le capitaine a-t-il écrit ces chiffres quelque part ? »
Une longue minute s’écoula avant que la siliconite ne réponde. Les deux hommes se penchèrent à tel point que leurs têtes touchaient presque la pierre agonisante. « Quoi après la mort ? répéta-t-elle.
— Un mot ! Rien qu’un mot, s’écria Vernadsky. Le capitaine a sûrement noté cela quelque part. Où ? Où ?
— Sur l’astéroïde », répondit la siliconite d’une voix à peu près inaudible.
Et ce furent ses dernières paroles.
Ce n’était plus qu’une roche morte. Aussi morte que celle qui lui avait donné naissance, aussi morte que les cloisons du vaisseau, aussi morte qu’un humain mort.
Vernadsky et Hawkins se relevèrent et échangèrent un regard désespéré.
— Cela n’a aucun sens, dit le second. Pourquoi aurait-il noté les coordonnées sur l’astéroïde lui-même ? Autant enfermer la clé à l’intérieur du coffre !
Vernadsky secoua la tête. « Une fortune en uranium ! Le filon le plus fabuleux de l’histoire et nous ne savons pas où il se trouve ! »
Seton Davenport examina les lieux avec un curieux sentiment de plaisir. Même au repos, il y avait en général une certaine dureté sur son visage buriné au nez saillant. La cicatrice qui s’étoilait sur sa joue droite, ses cheveux noirs, ses étonnants sourcils, son teint mat – tout contribuait à faire de lui le prototype même de l’Incorruptible du Terrestrial Bureau of Investigation… qu’il était.
Et pourtant, comme il contemplait de la sorte la vaste pièce où, dans la pénombre, les rangées de filmolivres paraissaient s’étirer à l’infini, où l’on distinguait vaguement les formes énigmatiques d’échantillons de Dieu sait quoi venus de Dieu sait où, quelque chose qui ressemblait presque à un sourire retroussait ses lèvres. Le désordre intégral qui régnait dans la bibliothèque et l’impression qu’elle donnait d’être entre parenthèses, comme coupée du monde, lui conféraient une apparence irréelle. Elle était en tout point aussi irréelle que le maître de céans.
Ce dernier, installé dans un combiné fauteuil-bureau sur lequel était braqué un projecteur éblouissant, la seule source de lumière de la pièce, feuilletait lentement le document officiel. De temps en temps, il levait la main pour remettre en place les lunettes aux verres épais qui paraissaient invariablement sur le point de glisser de son nez, un petit nez rond dépourvu de toute majesté qui ressemblait à un chétif épi de maïs avorté. Tandis qu’il lisait, sa panse se soulevait et s’abaissait avec placidité.
Cet homme était le Dr Wendell Urth qui, si l’on ajoutait foi à l’opinion des experts, était l’extraterrologiste le plus éminent qui fût au monde. Toutes les informations relevant du domaine extraterrestre aboutissaient à lui quoique, depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme, le Dr Urth n’eût jamais fait d’autre voyage que le trajet d’une demi-heure nécessaire pour couvrir la distance qui séparait sa maison du campus de l’université.
Il considéra l’inspecteur Davenport d’un air solennel et laissa tomber : « Un garçon fort intelligent, ce jeune Vernadsky.
— Parce qu’il a fait toute cette série de déductions à partir de la présence de la siliconite ? Je suis absolument de votre avis.
— Mais non, mais non ! Ses déductions sont la simplicité même. En réalité, elles étaient inéluctables. Le dernier benêt les aurait faites. Je faisais allusion… – une ombre de sévérité passa dans son regard – au fait que ce jeune homme a entendu parler de mes expériences mettant en évidence la sensibilité aux rayons gamma de Siliconeus asteroidea.
— Ah oui. » Évidemment… Le Dr Urth était le grand expert en matière de siliconites. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle Davenport était venu le consulter. Il ne lui avait posé qu’une seule question, une question toute bête. Cependant, le Dr Urth avait plissé ses lèvres charnues, hoché sa tête massive et demandé à avoir connaissance de tous les documents relatifs à l’affaire.
En principe, n’importe qui d’autre aurait essuyé un refus catégorique. Mais le Dr Urth avait récemment rendu un service signalé au T.B.I. en démolissant l’anti-alibi du suspect dans cette histoire de trafic de chante-cloches, grâce à l’argument massue de la gravité lunaire : aussi l’inspecteur n’avait-il pas protesté.
Ayant terminé sa lecture, le Dr Urth posa la liasse de papiers sur son bureau, sortit le pan de sa chemise de son pantalon dont la ceinture était serrée à le faire éclater, poussa un grognement et essuya ses lunettes à l’aide du coin de cette étoffe vestimentaire. Après avoir examiné les verres pour vérifier la réussite de cette opération de nettoyage, il les replaça en équilibre précaire sur son nez et croisa sur son ventre ses mains aux doigts boudinés.
— Voulez-vous me répéter votre question, Inspecteur ?
Patiemment, Davenport obtempéra : « Est-il vrai, selon vous, qu’une siliconite ayant les mensurations indiquées et appartenant au type décrit dans ce rapport n’a pu se développer que sur un monde riche en uranium… »
Le Dr Urth l’interrompit :
— Riche en matériel radioactif. En thorium, peut-être. Mais il s’agit probablement d’uranium, en effet.
— Donc, votre réponse est affirmative ?
— Oui.
— Quelles seraient les dimensions de ce monde ?
— Quinze cents mètres de diamètre, répondit pensivement l’extraterrologiste. Peut-être même davantage.
— Ce qui représente combien de tonnes d’uranium ? De matériel radioactif, plus exactement ?
— Plusieurs trillions. Au minimum.
— Accepteriez-vous de donner votre réponse par écrit et de signer votre déclaration ?
— Bien sûr.
— Eh bien, c’est parfait, Dr Urth.
Davenport se leva, saisit son chapeau d’une main et le rapport de l’autre. « C’est tout ce dont nous avons besoin. »
Mais le poing du Dr Urth s’écrasa sur la liasse.
— Une minute, Inspecteur. Comment allez-vous trouver cet astéroïde ?
— En le cherchant. Tous les astronefs dont nous pourrons disposer auront mission de fouiller un volume d’espace déterminé et… nous chercherons, voilà.
— Cela représente des frais énormes. Et quelle dépense de temps et d’efforts ! D’autant que vous ne le trouverez peut-être jamais.
— Nous avons une chance sur mille. Nous pouvons réussir.
— Une sur un million. Vous ne réussirez pas.
— Il n’est pas possible de renoncer à un pareil dépôt d’uranium sans essayer. Votre avis professionnel est suffisant pour que nous tentions le coup.
— Il existe un meilleur moyen de localiser votre astéroïde. Moi, je peux le trouver.
Davenport décocha un regard aigu à l’extraterrologiste. En dépit des apparences, le Dr Urth était rien moins qu’un farfelu. L’inspecteur l’avait appris par expérience personnelle. Aussi un vague espoir vibrait-il dans sa voix quand il demanda :
— Comment ferez-vous ?
— Parlons d’abord du prix.
— Du prix ?
— De mes honoraires, si vous préférez. Quand la mission gouvernementale se posera sur cet astéroïde, il se peut qu’elle y découvre une autre siliconite de grande taille. Les siliconites sont très précieuses. C’est la seule forme de vie dont les tissus sont constitués de silicones solides et dont le fluide circulatoire est formé de silicones liquides. Peut-être détiennent-elles la réponse à la grande question qui se pose : les astéroïdes de la Ceinture sont-ils les débris d’une ancienne planète ? Et il y a une foule d’autres problèmes. Me fais-je bien comprendre, Inspecteur ?
— Vous voulez recevoir une grosse siliconite ?
— Oui. Vivante, en bon état et franco de port. Davenport hocha la tête. « Je suis certain que les autorités accepteront vos conditions. Maintenant, expliquez-moi un peu ce que vous avez en tête.
— La remarque de la siliconite », répondit le Dr Urth d’une voix suave comme si cela expliquait tout et le reste.
Davenport parut déconcerté. « Quelle remarque ?
— Celle dont il est fait état dans le rapport. Le commentaire qu’elle a proféré juste avant de mourir. Vernadsky lui demandait où le commandant du Robert Q. avait noté les coordonnées. Elle a répondu : Sur l’astéroïde. »
Une expression profondément désappointée se peignit sur les traits de l’agent du T.B.I.
— Nous avons examiné cet élément sous tous les angles, Dr Urth. Ces paroles ne signifient rien.
— Croyez-vous, Inspecteur ?
— Rien d’important, en tout cas. Relisez le rapport. La siliconite n’écoutait même pas ce que lui disait Vernadsky. Elle sentait que la vie l’abandonnait et s’obnubilait là-dessus. À deux reprises, elle a demandé : Quoi après la mort ? Enfin, comme Vernadsky continuait de l’interroger avec insistance, elle a dit : Sur l’astéroïde. Selon toute probabilité, elle n’avait même pas entendu la question. C’était à celle qu’elle se posait elle-même qu’elle répondait. Elle se disait que, après sa mort, elle regagnerait son astéroïde, sa patrie, où elle serait à nouveau en sécurité. C’est tout.
— Vous avez l’âme trop poétique, mon cher, répliqua le Dr Urth en dodelinant du chef. Trop d’imagination ! C’est un problème intéressant. Voyons si vous serez capable de le résoudre par vous-même. Supposons que ce commentaire de la siliconite ait été la réponse à la question de Vernadsky.
— Même si c’était le cas, en quoi cela nous avancerait-il ? s’exclama Davenport avec irritation. De quel astéroïde parlait-elle ? De l’astéroïde d’uranium ? Comme nous ne pouvons pas le localiser, nous ne pouvons pas en connaître les coordonnées. Faisait-elle allusion à un autre astéroïde, à un astéroïde servant de base au Robert Q. ? Nous sommes tout aussi incapables de trouver celui-là.
— Vous êtes vraiment aveugle à l’évidence, Inspecteur ! Vous devriez vous demander ce que l’expression « sur l’astéroïde » signifiait pour la siliconite. Ni pour vous ni pour moi : pour elle.
Davenport fronça les sourcils. « Excusez-moi, Dr Urth, mais je ne comprends pas.
— Pourtant, je m’exprime clairement. Quel sens la siliconite donnait-elle au mot astéroïde ?
— Elle connaissait la composition de l’espace puisqu’on lui avait lu à haute voix un traité d’astronomie. Je présume que ce manuel définissait les astéroïdes.
— Exactement, roucoula le Dr Urth en appuyant un doigt sur son trognon de nez. Et quelle pouvait être cette définition ? Un astéroïde est un corps céleste de taille réduite, plus petit que les planètes, tournant autour du soleil selon une orbite située grosso modo entre celle de Mars et celle de Jupiter. Vous êtes d’accord ?
— Sans doute.
— Et qu’était le Robert Q. ?
— Vous parlez du vaisseau ?
— C’est vous qui lui donnez ce nom-là ! Or, ce traité d’astronomie datait. Il ne faisait pas mention des astronefs. L’un des hommes d’équipage l’a précisé : il a dit qu’il avait été publié avant la découverte de la spatio-navigation. Alors, qu’était le Robert Q. ? N’était-il pas un corps céleste de taille réduite, plus petit qu’une planète ? Et, pendant que la siliconite était à bord, ne tournait-il pas autour du soleil selon une orbite située grosso modo entre celle de Mars et celle de Jupiter ?
— Donc, d’après vous, la siliconite ne voyait dans le vaisseau qu’un autre astéroïde ? Et en disant sur l’astéroïde, elle entendait sur le vaisseau ?
— Précisément. Je vous avais bien dit que vous trouveriez vous-même la solution. »
Mais l’inspecteur conservait une mine morose et ne se déridait pas. « Ce n’est pas la solution, Dr Urth. »
L’extraterrologiste cligna lentement des paupières et la joie candide qu’il éprouvait aboutit seulement à rendre encore plus amène, si c’était possible, l’expression débordante d’une affabilité enfantine qui faisait s’épanouir son visage rondouillet.
— Bien sûr que si, Inspecteur.
— Absolument pas, Dr Urth ! Nous n’avons pas suivi le même raisonnement que vous, c’est vrai. Nous avons purement et simplement négligé le commentaire de la siliconite. Mais voyons ! Vous n’imaginez quand même pas que nous n’avons pas fouillé le Robert Q. de fond en comble ! Nous l’avons mis en pièces détachées, nous avons démonté chacune de ses plaques de blindage. Un peu plus, et nous le dessoudions.
— Et vous n’avez rien trouvé ?
— Rien.
— Peut-être n’avez-vous pas regardé au bon endroit.
— Nous avons regardé partout !
Davenport se leva comme pour prendre congé. « Comprenez-vous, Dr Urth ? Quand nous en avons eu fini, il était clair que ces fameuses coordonnées ne pouvaient se trouver nulle part à bord de l’astronef.
— Rasseyez-vous, Inspecteur, dit calmement le Dr Urth. Vous continuez d’analyser de façon incorrecte la déclaration de la siliconite. Comment avait-elle appris l’anglais ? En glanant un mot par-ci par-là. Elle ne le parlait pas de façon idiomatique. Tenez… ne demandait-elle pas : quoi après la mort ? Ce qui est une formulation maladroite.
— Eh bien ?
— Quelqu’un qui ne parle pas couramment une langue traduit mot à mot les idiotismes de la sienne ou utilise tout simplement les mots étrangers au sens littéral. La siliconite ne possédant pas d’idiome qui lui soit propre, c’est donc le second terme de l’alternative qui convient dans le cas qui nous occupe. Attachons-nous donc au pied de la lettre, inspecteur. Elle a dit : sur l’astéroïde. Sur. Elle n’entendait pas par là que les coordonnées avaient été écrites sur un morceau de papier mais bien sur le vaisseau lui-même. Littéralement…
— Quand le T.B.I. perquisitionne, il perquisitionne, répliqua Davenport d’une voix lugubre. Il n’y avait pas non plus de mystérieuses inscriptions sur l’astronef.
Le Dr Urth eut l’air désappointé. « Diable ! Vous me décevez, Inspecteur. Je persiste néanmoins à espérer que vous découvrirez la réponse. Vraiment, il y a tant d’indices ! »
Davenport vida lentement ses poumons. Sans broncher. Ce ne fut pas facile mais sa voix était ferme et ne vacillait pas quand il demanda une fois de plus : « Voulez-vous m’expliquer ce que vous avez en tête, Dr Urth ? »
L’interpellé tapota son confortable abdomen et remit ses lunettes en place. « Ne voyez-vous pas, Inspecteur, qu’il y a dans un astronef un endroit où des chiffres secrets sont en lieu sûr ? Un endroit où, bien qu’ils crèvent les yeux, ils échappent totalement à l’attention ? Où ils peuvent être lus par des centaines de paires de pupilles qui n’y voient que du feu ? Sauf, bien entendu, si l’une de ces paires de pupilles appartient à une personne dotée d’un esprit avisé.
— Où cela ? À quel endroit ?
— À l’endroit où se trouvent déjà des chiffres. Des chiffres parfaitement normaux. Réglementaires. Des chiffres qui sont censés se trouver là où ils se trouvent.
— De quoi parlez-vous ?
— Du numéro de série du vaisseau, lequel est gravé à même la coque. Sur la coque, notez-le bien. Il y a le numéro du moteur, celui du générateur de champ et quelques autres encore. Tous gravés sur des plaques faisant partie intégrante de l’astronef. Sur le vaisseau comme disait la siliconite. »
Davenport eut un éclair de compréhension et ses sourcils s’arquèrent. « Vous avez peut-être raison. Et si vous avez raison, j’espère que nous vous trouverons une siliconite deux fois plus grosse que celle du Robert Q. Une siliconite qui ne se contentera pas de parler mais qui sifflera aussi : Allons, Enfants des Astéroïdes ! » Il s’empara avidement du dossier, le feuilleta à toute vitesse et en sortit un imprimé officiel du T.B.I. « Nous avons naturellement transcrit tous les matricules d’identification que nous avons trouvés. » Il agita le feuillet. « Si trois de ces numéros ressemblent peu ou prou à des coordonnées spatiales…
— Il faut s’attendre à un minimum de camouflage, fit observer Urth. Il est vraisemblable que nos amis ont ajouté des lettres et des chiffres pour rendre les choses plus plausibles. »
L’extraterrologiste prit un bloc et en tendit un autre à l’inspecteur. Pendant quelques minutes, les deux hommes travaillèrent en silence, essayant de permuter des chiffres qui n’avaient manifestement aucun rapport entre eux.
Enfin, Davenport exhala un soupir où se mêlaient à la fois la satisfaction et un sentiment de frustration. « Je suis dans le noir, avoua-t-il. Vous avez sans doute raison. Le matricule porté sur le moteur et sur le calculateur sont visiblement des coordonnées et des dates déguisées. Ils ne correspondent à aucun numéro de série et il est facile d’identifier les faux chiffres. On en isole deux mais le reste du chiffre de série est parfaitement normal, j’en mettrais ma main au feu. Et vous, Dr Urth, quelles sont vos conclusions ? » Wendell Urth hocha la tête.
— Je suis d’accord avec vous. Nous avons deux coordonnées et nous savons que la troisième a été notée quelque part.
— Vraiment ? Et comment…
L’inspecteur s’interrompit et poussa une exclamation. « Bien sûr ! Le numéro d’identification de l’astronef ! Et nous ne l’avons pas parce que la coque a été éventrée à cet endroit précis par le météore. Je crains qu’il ne vous faille mettre une croix sur votre siliconite, mon cher ami. » Soudain, le visage buriné de Davenport s’épanouit. « Mais je suis complètement idiot ! Le numéro n’existe plus, c’est certain, mais il suffit d’envoyer un télégramme à l’Inscription Interplanétaire !
— Je suis navré mais je conteste formellement la seconde partie de votre affirmation. L’Inscription vous donnera le numéro d’enregistrement officiel du vaisseau, pas le numéro falsifié que le commandant de bord à inventé pour camoufler son petit secret.
— Tout ça parce que la météorite a crevé la coque en cet endroit exact, murmura Davenport. Une chance sur je ne sais combien ! Et, maintenant, nous ne retrouverons peut-être jamais cet astéroïde. Deux coordonnées n’offrent aucun intérêt si l’on ne connaît pas la troisième.
— Pourtant, deux coordonnées peuvent être d’une grande utilité à une créature bidimensionnelle. Hélas, les créatures vivant comme nous dans un univers à trois dimensions, ajouta-t-il en se tapotant le ventre, en ont besoin de trois. Dieu merci, nous avons la troisième à portée de la main.
— Où ça ? Dans le dossier du T.B.I. ? Mais nous venons de vérifier tous les chiffres…
— Vous oubliez le rapport originel du jeune Vernadsky. Il est évident que le numéro d’identification du Robert Q. qu’il a noté était le faux numéro sous lequel naviguait l’astronef. Ses occupants n’allaient pas risquer d’éveiller la curiosité d’un réparateur méfiant avec une immatriculation manifestement illogique. »
Davenport reprit son bloc et s’empara du bordereau rempli par Vernadsky. Après s’être livré à quelques calculs, il sourit largement.
Le Dr Urth parvint à s’extraire de son siège avec un soupir de satisfaction et se dirigea précipitamment vers la porte. « Je suis toujours enchanté de vous voir, mon cher Inspecteur. Revenez quand vous voudrez. Et rappelez-vous : que le gouvernement garde l’uranium mais je tiens expressément à avoir une siliconite géante, vivante et en bon état. » Il sourit.
— « De préférence, une siliconite qui sache siffler », conclut Davenport.
Et lui-même s’en fut en sifflotant.